On oublie parfois ce que fut l’Amérique littéraire et révolutionnaire durant la première moitié du XXe siècle : un lieu d’effervescence idéaliste, un creuset de culture libertaire où s’inventait la modernité. À Chicago, dans les années 1920, on aurait ainsi pu croiser un drôle de gaillard érudit, à la voix râpeuse et traînante, aux lectures incongrues, qui avait connu Alexandre Berkman, Emma Goldman et Eugène Debs (soit la fine fleur de l’anarchisme et du syndicalisme), qui fréquentait les clubs de jazz aussi bien que le milieu interlope des gangsters et des prostituées, apprenait le yoga tantrique, fondait un groupe dadaïste et s’apprêtait à partir en cargo vers l’Europe. Une dizaine d’années plus tard, c’est à San Francisco qu’on le retrouve, animant un cercle anarchiste, écrivant de la poésie érotique, rédigeant des essais sur le communalisme utopique entre deux traductions de haïkus japonais, tout en organisant les lectures où s’imposeraient bientôt les voix de la génération beat. Il n’aima ni la guerre ni les dogmes et prétendit moins changer le monde que l’apprivoiser — curieux incurable, optimiste tragique, individualiste solidaire, cet oxymore vivant méritait bien un portrait.
Adeline Baldacchino